REVER IMMOBILE / ONDES
Il s’agit d’une installation « vidéo » composée de trois écrans montés en cercle, lequel est scandé par les intervalles de trois ouvertures, trois fentes pour l’entrée dans ce cylindre à images.
Ces ouvertures introduisent le spectateur à l’intérieur du dispositif, par l’intermédiaire de trois passerelles « à fleur d’eau », puisqu’elles supportent le regard et le pas au-dessus d’une étendue aquatique circulaire, sombre miroir réfléchissant de la boucle filmique, projetée à 360°.
Simultanément, le visiteur entendra une création musicale de Jacques GANDARD, dans la proximité de ce qu’on appelle la musique spectrale, combinée avec un montage de sons qu’on doit à Romain LEBRAS.
Pour le spectateur, il y a tout d’abord franchissement initiatique d’un seuil qui fait passer de l’ombre nécessaire à la forte clarté interne de cette membrane d’écrans, envisageable comme une matrice de déroulement des images, qu’il s’agisse du plan concave de l’écran ou des fonds noirs de cette eau réfléchissante, abyme qui fait des doubles à deux présences éphémères : le visiteur occasionnel et le cycle filmique des images.
Les symboles de cette scénographie sont déjà forts : est-il nécessaire d’appuyer ?
On rappellera le célèbre mythe platonicien de la caverne, qui est à la fois une reprise d’un mystère initiatique antique et une réflexion philosophique à propos de ce que l’homme peut connaître vraiment de sa condition et de l’état du vrai, à partir du visible et plus particulièrement à partir de ce qui lui est représenté.
Passant d’un noir caverneux à l’éclat scintillant des images, de l’ entour obscur à la cavité lumineuse, le spectateur devient le voyant central d’un panoptique, puisque les trois ponts au-dessus du miroir aquatique le conduisent au milieu du cercle.
Il y a donc orientation vers un point pivotant, centre inévitable d’une situation d’enfermement entre la « caverne » circulaire des images et l’abîme des reflets.
Pont, cercle, centre : trois grands archétypes agissants dans la trajectoire cultuelle et culturelle des symboles .
Le premier ( le pont ) est traditionnellement rapporté au passage entre les mondes, notamment entre le monde des vivants et celui des morts et les seconds ( le cercle et le centre ) à l’imagerie cosmique, à la figure du monde ( l’imago mundi ) mais aussi à la cartographie mésopotamienne puis hébraïque du Paradis, un lieu circulaire traversé par l’eau d’un fleuve subdivisé en quatre bras.
A ce sujet, nous voulons rappeler que Dante , dans « La Divine Comédie », fait couler deux rivières au Paradis, le Léthé et l’Eunoé.
Cette situation poétique du Léthé – le noir fleuve grec qui passe en travers du monde des morts- dans le Paradis dantesque ( la Sainte Campagne ), nous intéresse plus particulièrement.
Le plan d’eau au fond immensément sombre qui porte reflet du défilement des images et des spectateurs, nous renvoie à la symbolique abyssale et funèbre du Léthé, ce fleuve mythique des enfers grecs, dont le nom signifie l’oubli.
On soulignera que le mot « aléthéia », qu’on peut traduire par « vérité » est en quelque sorte le signifiant inverse qui relie découverte de la vérité à une promesse de remémoration, à la reconnaissance d’une trace vérifiable de ce qui ne peut s’oublier, autrement dit choir sans retour dans le monde des fantômes sans mémoire, les « eidôla » ( images ou fantômes ) qui occupent l’au-delà antique, pour le coup non paradisiaque et plutôt déprimant.
A la différence, la figure hébraïque du jardin d’Eden, circulaire, est produit à la fois comme réminiscence et promesse d’un paysage délicieux, antérieur et postérieur à la mort.
Le visiteur de « rêver immobile » est en quelque sorte le figurant analogique d’une évocation d’un état et d’un lieu « paradisiaque », mais au bord d’une chute dans l’abîme des doubles ( reflets ou fantômes ) : l’épreuve de la mort oublieuse est aussi là.
Nous ne pouvons pas, ici, nous passer d’évoquer le célèbre tableau de Nicolas POUSSIN, « Les bergers d’Arcadie » qui nous représente les pâtres dans un paysage bucolique, tout à la découverte d’un tombeau ancien portant la fameuse inscription « Et in arcadia ego », soit « moi aussi, en Arcadie, je suis ». Louis MARIN, avec ces commentaires à propos de cette inscription nous démontre qu’il s’agit de la mort .
Pour revenir à la figure du cercle, nous verrons au que celle-là est particulièrement reliée à l’ expérience occidentale du regard .
Par exemple, pensons au « templum » circulaire de l’architecture gréco-romaine, dont les aboutissements prodigieux furent le planétarium de la « Domus aurea » et le panthéon d’Hadrien, en passant par le déroulement d’images sur l’intrados des coupoles ( depuis Byzance, pendant la Renaissance jusqu’à la fin du Baroque ) pour enfin être reprise dans ces fameux panoramas d’avant l’invention de la photographie qui proposaient pour l’agrément des visiteurs de grands paysages peints, avec tous les moyens de l’illusionnisme académique.
Le « panoptisme » fut aussi cette tentation marquante des utopies architecturales pré-modernes et modernistes, avec le désir de faire du cercle , la géométrie appropriée à ce qui devait être tenu sous la surveillance d’ un seul « voir » ( populations internées de l’hôpital, de la prison, de la fabrique )
On peut dire que cette recherche d’un regard monofocal et monoculaire, point de contrôle au centre de la visibilité, où plutôt du « pouvoir de voir » est emblématique de la civilisation occidentale, monothéiste…
« Rêver immobile » est un objet qui n’échappe pas à cette mémoire de la fixation du regard au centre du « pouvoir de voir». Le cercle a toujours été associé dans l’histoire du contrôle par la vision, à la centralité.
Le titre même de l’œuvre en porte le signe, avec ce rappel de l’immobilité sidérée ou sidérante de celui qui occupe la place au centre de la visibilité.
Mais, la tension au centre est remise en jeu, rendue volatile et fragile, d’une part avec la confrontation du cycle luminescent des images projetées au miroitement des eaux sombres, et d’autre part grâce à l’état même du scénario qui passe : ronde non narrative de marcheurs qui apparaissent et disparaissent entre les « brèches » des draps blancs, installés progressivement devant le paysage.
Paysage : il s’agit d’un décor naturel soigneusement choisi, d’une campagne qui porte avec elle tous les signes électifs de la culture occidentale du beau et simple paysage, à la fois propice à la contemplation ( l’otium des patriciens romains ) et à la sensation intimiste.
De la nature, il n’est donc question dans ce film qu’à la manière des Romains ou des Impressionnistes : une plaisante « fabrication culturelle », au service de l’agrément.
C’est ce paysage « cultivé », en accord avec l’évocation paradisiaque précédente, qui sera partiellement occulté par le montage successif de draps sur le fil, selon le geste ordinaire d’une simple fin de « partie de lessive » : voiles blancs poussés par l’air qui redoublent l’écran de projection, nous ramenant à l’imaginaire pictural de la toile voyageuse, qui sera tendue dans le paysage par les peintres du « motif sur nature ».
Mais, le drap immaculé nous renvoie à la dimension symbolique, cultuelle, de la tenture qui sépare des « mystères de nature » ( nous pensons ici à la fortune religieuse et culturelle du voile d’Isis ) , fait frontière entre ce qu’il est possible d’entrevoir et ce qui doit rester caché, qu’il s’agisse du secret ou du sacré, de ce qui ne peut paraître – entre visible et invisible- devant le désir de regarder ( re-garder : faire retour, pour avoir l’œil sur, être le gardien de ).
Ce système de draps, posés devant le regard, projetés sur l’écran, supports flottants et réfléchissants , caches du paysage, objets de l’apparaître et du disparaître des marcheurs filmés qui déambulent et viennent attendre, indifférents et silencieux, touche à la question de la limite, du bord ; du « profanum » ( devant le temple ) et du « sacer » ( ce qui ne peut être touché sans être souillé ) .
Pour conclure et sans rien vouloir refermer, nous voyons cette œuvre convocatrice de signes et de symboles agissants ( ce qui est la marque de sa belle efficacité ) comme une déclinaison scénographique de la « vanité ».
Ces témoins qui passent en rond de l’ombre à l’incarnation, du « par delà » la limite au « tenir devant », ces figures messagères, ( angelos ) simples et candides- hommes, femmes, enfants- participent d’une allégorie sur l’éphémère beauté de l’insouciance, en tant que l’heureuse disposition à se saisir de l’instant heureux qui passe toujours.
Mais, parce qu’ au bord d’un dédale ( représenté par le dispositif des passerelles) où nous nous trouvons et d’un plan d’engloutissement dans le reflet ( reflexus : enfoncement, retour en arrière ), ces apparitions, ces umbrae, nous rappellent l’invisibilité qu’entraîne la mort…
Pour autant, ne plus apparaître, quitter le monde des reflets, est-ce disparaître ?
Non, c’est rejoindre l’infini ouvert de l’Invisibilité : cela, l’art nous l’aura continûment montré…
J.R LOTH / JUIN 2006