Article paru dans Le Picton , numéro 281, page 44, avril, mai, juin 2025
 
Les noms des lieudits en France étant particulièrement poétiques, il m'arrive d'ouvrir une carte régionale pour le plaisir de les lire. Je trouve d'ailleurs que dans ce domaine toutes les régions françaises se valent : nul besoin d'aller dans les îles pour goûter les plaisirs de la toponymie même si les cartes des vacances, bien sûr, ont l'avantage de réveiller les bons souvenirs (Bois de trousse chemise, Pointe du fier, Plage de l'anse du fourneau...). Dans mon village natal, en Gâtine, la poésie des noms de lieux, comme souvent, naît du rapprochement de deux termes (Chêne-câlin, Bellebouche, La Touche-Parie, Le Plessis aux grolles...) d'autant plus mystérieux qu'ils viennent d'une langue pour ainsi dire disparue. Par exemple, le plessis en patois local est un bois cerné par des haies denses, et les grolles désignent les corneilles. Ce bois, habité par des oiseaux noirs, a quelque chose de pictural, il me rappelle un célèbre champ de blé traversé par des corbeaux. Les cartes cependant – même celles offertes par Internet ou l'IGN – ne disent pas tout des noms des lieux de mon enfance puisque chaque champs de la ferme familiale a un nom propre, transmis depuis des générations. Je dois alors chercher dans les archives pour retrouver sur des cartes dessinées à la main ces noms qui semblent venir de contes médiévaux (Le Pâtis au moine, Le Rocheron, Le Petit Galinet...) Ils sont encore indiqués dans les baux ruraux et les contrats qui régissent les relations entre voisins agriculteurs. 
 
Le paysage de Gâtine est parfait pour les cartes : ses champs forment les pièces d'un puzzle dont les jonctions sont parfois des chemins et dont les palisses cachent jalousement un monde que l'on devine en consultant justement les cartes ou en marchant au hasard comme Augustin dans Le Grand Meaulnes : étangs, bois ou même manoir au nom digne d'un roman (La Roche aux Enfants, la Rochefaton, Orfeuille...) Il se pourrait que les « feuilles d'or » du château d'Orfeuille soient les renoncules des champs. Dans tous les cas, il y a de quoi rêver à je ne sais quel trésor contenu dans un rayon de soleil. Je me souviens à l'adolescence avoir dessiné les parcours de mes promenades nocturnes sans doute sous l'influence de Pierre Alain-Fournier créant ainsi des lignes d'errance proches de celles que Fernand Deligny dessinait à la même période dans le sud de la France. La carte reproduite de mémoire comme le faisait mon père pour l'exercice de ses activités agricoles – partager des terres avec des cousins, prévoir de nouvelles cultures etc. – permet un dialogue inédit entre les signes du paysage et ceux de l'histoire personnelle. Je me revois tracer une ligne pour ainsi dire identique à celle de l'Institut Géographique National puis ajouter des symboles qui ne sont pas dans les nomenclatures de l'IGN mais entrent plutôt dans l'économie de mes secrets : ici j'ai vu des “champignons Saint-Georges”, ici je suis tombé de mon poney, là j'ai passé un moment en bonne compagnie.
 
Plus tard, je me souviendrai de ces activités naïves de l'enfance et je les intégrerai à mes productions d'artiste errant loin des terres familiales. La carte est narration, elle est littérature même quand cette littérature a la lourdeur des états-majors, et en quelques traits on peut raconter des histoires compliquées : les déplacements des personnages et ce qui concerne leur relation à l'espace est pris en charge par la carte, les mots servant uniquement à préciser la temporalité. La série In Fine propose ainsi de raconter des histoires par des cartes griffonnées sur un bout de papier. Ces récits ont donné lieu par ailleurs à des compositions au piano par François Mardirossian, un peu à la manière de Gabriel Pierné avec La carte de tendre (1935).
 
Toute cartographie s'inscrit dans un espace comme dans un temps définis. Le livre-installation Le lièvre (exposé pour la première fois à Venise en mars 2025) prend au mot ce nécessaire préalable en choisissant sa propre temporalité (le fugace aussi bien que le permanent) et ses propres limites géographiques (dix hectares dans un monde imaginaire du micro au macroscopique). Tout devient alors prétexte à cartographie : le parcours des rivières souterraines, la place des bleuets, le mouvement des scarabées ou des pompiers qui traversent le paysage.
 
Enfin, mes dessins de Manhattan dressent des cartes plus ou moins précises d'espaces bien réels mais traversés par mes nouvelles obsessions (les Amérindiens Lenape, les pierres de l'Hudson Valley etc.). En dessinant un fragment du plan de New York, comme je le faisais avec mes promenades gâtinaises, je tente de m'approprier un espace éloigné de ma culture originelle mais pourtant relié dans ce continuum cartographique inouï qu'est Google Map : une carte décrit l'espace entre les rives de l'Hudson et celles du Thouet, je peux même la parcourir des yeux afin de prendre la mesure des mondes qui séparent mes différents lieux de vie. Aussi, quand je mets une croix dans Central Park pour indiquer ma présence bien réelle dans le monde qui m'entoure, je me dis comme pour m'en convaincre : voilà où j'en suis, hic et nunc.
 

Merci à la rédactrice en chef du Picton, Stéphanie Tézière
 


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Dominique Robin