"Celui qui ouvre le mot ouvre la matière"
Ghérasim Luca, Je m'oralise
Je ne suis pas sûr de la pertinence de mes réponses à cette question qui traverse pourtant mon travail de ces dernières années. Peu importe, en art, on ne choisit pas, on répond à des injonctions intérieures auxquelles on ne peut échapper puisqu'elles apportent des précieuses solutions : comment finir telle oeuvre d'art ? commencer telle autre?
J’aime les mots pris isolément, ils sont comme les pierres ramassés sur le chemin : fragments d'un tout forcément mystérieux, je les collectionne comme des objets précieux. Je mets un caillou dans ma main parce qu'ils me donnent en se réchauffant un je-ne-sais-quoi, peut être de l'énergie même si je me méfie de cette idée ; je n'ai pas besoin d'une soi-disant énergie bienfaitrice pour aimer mes activités de collectionneur dérisoire. Un mot seul aussi est tout un poème - beauté de la langue : libellule, papillon, parallélogramme, solitude... - il a le pouvoir aussi de blesser comme le projectile d'une fronde. Les mots comme les galets sont des bouées, des bornes, des repères. Ils résistent aux courants, aux flots qui nous embarquent dans l'existence, tout en se laissant polir, façonner par le temps. Alors, en regardant à l'intérieur - des mots comme des pierres - on sent l'épaisseur du temps, on la touche du doigt ou du bout de la langue : la matière originelle s'y offre dans l'instant présent.
C'est donc cela : "Les mots sont comme les pierres, les pierres sont comme les mots" ? Mais non, je fais fausse route. Le travail plastique qui s'ancre dans la comparaison et/ou la métaphore ne va guère plus loin que l'allégorie. Pétrir ensemble mots et pierres dans une œuvre d'art c'est rendre visible un processus vivant, vivre une expérience sensible qui dépasse justement les mots. Quelque chose a lieu hic et nunc, quelque chose d'essentiel apparemment puisque j'éprouve le besoin de toujours le répéter comme s'il répondait à quelques ancestrales nécessités.
Ce n'est pas un hasard si ma première œuvre reliant mots et pierre a été exposée dans un musée préhistorique. Depuis plus de 2 millions d'années, le développement du langage a coïncidé avec la création de plus en plus élaborée des outils lithiques (1) si bien qu'il se pourrait que taille de la pierre et langage soient intimement liés (2). Dans le panneau introductif de mon exposition au Musée des Tumulus de Bougon j'écrivais : "Il semblerait que le lien entre main, intelligence et pierre ait une longue histoire puisque selon certains spécialistes « La taille de la matière lithique implique la formation et l'évolution d'importantes capacités cognitives », ce qui signifie entre autre que c'est la taille du silex qui aurait permis à l'homme de développer son intelligence. Je ne sais pas si cette idée est vérifiable mais je trouve beau qu'on rassemble ainsi main, minéral et intelligence humaine, bien que la relation immémoriale à la taille ait des revers plus sombres. Dans cette propension à vouloir fragmenter le monde, à vouloir le mettre en pièces (du silex à l'atome des centrales nucléaires), on pourrait en effet reconnaître un des traits caractéristiques de l'intelligence humaine." En créant des blocs isolés de sens, les mots aussi taillent dans le réel, le fragmentent pour l'ordonner dans les alvéoles de notre esprit, à moins que ce ne soit pour le "pulvériser façon puzzle" : si le monde un jour se brise ce sera forcément à cause d'un ultime éclat de langage. À l'inverse, c'est avec les mots qu'on espère refaire le monde, le lisser pour adoucir les angles abrupts qui nous déchirent ; en écrivant cette dernière phrase je pense à ma vidéo stone puzzles : les gestes appliqués de mes proches reconstruisant les pierres brisées par les intempéries prennent le temps à rebours. Le silence impose alors sa profonde unité.
(1) "Sur 7 millions d’années, la hausse du volume cérébral s’effectue en parallèle de l’acquisition de nouvelles compétences. Cela concerne la fabrication de nombreux outils, dont la complexité croît avec le temps, l’émergence d’une forme du langage articulé, l’apparition de la culture, de comportements symboliques et des arts…" in Antoine Balzeau Paléoanthropologue au Muséum national d’Histoire naturelle, L’évolution du cerveau humain : clichés et réalité
(2) Cette idée n'est pas sans lien avec les thèses de Chomski. Selon le philosophe américain, il y aurait une forme de grammaire universelle. Cette structure commune à tous les langages aurait été acquise par l'homme au fur et à mesure de son évolution et seraient donc transmises génétiquement.