Maria Stavrinaki est maîtresse de conférences HDR à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Elle travaille sur le croisement entre l'art de la modernité, les sciences humaines et la pensée politique. Elle est la curatrice de l'exposition au Centre Pompidou : PRÉHISTOIRE, UNE ÉNIGME MODERNE
Dominique Robin : le puzzle de la préhistoire
Pour assembler un puzzle, il faut d’abord savoir en reconnaître les pièces. On a longtemps visité les cavernes sans s’étonner des images peintes ou gravées que les yeux voyaient pourtant sur leurs parois ; durant un temps plus long encore, on vivait dans un monde dont on ne songeait pas un seul instant à mesurer l’âge en scrutant sa matière minérale. Certes, on s’étonnait chaque fois qu’en marchant dans les champs retournés par les intempéries, on y remarquait une certaine sorte de pierres. L’apparition soudaine de ces pierres et l’air de famille que leurs formes offraient aux regards produisaient toujours un étonnement que traduisaient les noms qu’on leur donnait : « céraunies », ou « pierres de foudre ». Mais quand le savoir scientifique commença à résoudre l’énigme en déclarant qu’il ne s’agissait nullement de pierres tombées du ciel mais de pierres « taillées » par les hommes il y a des milliers d’années, il ne mit pas pour autant fin à l’étonnement qu’elles suscitaient. Descendues de leur ciel, ces pierres énigmatiques s’inscrivaient désormais dans l’histoire de la terre, de sorte que la stupeur provoquée par la foudre devenait stupeur devant le temps immensément long qui avait précédé l’histoire humaine. C’était à ce temps que les modernes se confrontaient désormais ; et c’était à ce temps qu’il leur fallait ajuster leur raison et leur imagination.
Ainsi, quand Dominique Robin observe en Toscane, sur les chemins del monte, des pierres lisses et qui se sont à l’évidence fracturées soudainement, il rejoue la stupeur qui fut, vers le 18e siècle, à l’origine de l’invention de la préhistoire. Ses stone puzzles condensent en effet la « stupeur » comme la condition psychique, gnoséologique et métaphysique particulière sur laquelle les modernes ont fondé leur être. Ce fondement, jamais affermi parce que proprement insondable, Dominique Robin le manifeste et l’active par ce qu’André Leroi-Gourhan avait nommé une « chaîne opératoire », soit une articulation cohérente de moments techniques et symboliques visant à garantir à l’homme une prise efficace sur le monde. Observant le milieu géologique jouxtant le monde domestiqué, l’artiste y reconnaît des pierres formant un tout cohérent au sein d’un tout informe ; il collecte ces pierres dont il réassemble les fragments pour les photographier, ou bien encore photographie et filme les gestes d’un tiers assemblant ce puzzle.
Vieilles de 70 millions d’années, les pierres recueillies par Dominique Robin se sont fracturées soudain, comme pour concilier deux récits réputés antinomiques au 19e siècle : la lenteur imperceptible de la géologie selon Charles Lyell et le catastrophisme de Georges Cuvier qui postulait des effets géologiques accélérés. Lents et soudains à la fois : la formation, l’érosion et l’éclatement de ces pierres récapitulent certains processus géologiques, mais aussi les péripéties de la pensée moderne appréhendant la géologie : hypothèses scientifiques, projections de croyances religieuses et d’expériences historiques sur l’échelle inhumaine de la géologie et, surtout, ce besoin de « domestiquer » un monde indifférent aux hommes en lui donnant un sens. Eclatées et souvent dispersées, ces pierres le sont assurément pour quiconque est sensible à leur éclatement, est prompt à projeter ses émotions sur les comportements aveugles de la matière minérale pour humaniser son étrangeté radicale et pour, à l’inverse, ensauvager ce qui lui est familier.
Quand, filmées par l’artiste, des mains hésitantes entreprennent de compléter les puzzles, elles rejouent à leur tour l’invention de la préhistoire : elles expriment l’étonnement devant des formes accidentelles qui peuvent former une image, puis se saisissent de cet étonnement même pour faire de pierres obtuses les pièces d’un puzzle.
Maria Stavrinaki
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- Actualité Nouvelle Aquitaine, été 2017, Stone puzzles, p67. Numéro consacré aux sentiers et chemins. Texte et photos : D. Robin